Une résidence d’architecture comme outil de démocratisation du réemploi

expérimentation

Co-écrit par Hannah Höfte & Marion Chapon

Fin 2023, nous (Marion Chapon et Hannah Höfte, menuisière et architecte) avons passé 6 semaines en immersion à Caen, dans le cadre d’une résidence d’architecture dédiée au réemploi de matériaux dans la ville, portée par Territoires Pionniers. Notre objectif a été d’explorer le lien entre le territoire normand et le réemploi, et d’activer le volet culturel et sensible pour (re)susciter la désirabilité du réemploi. 

Une résidence pour aborder le réemploi d’un point de vue culturel

Malgré les expériences qui se sont multipliées ces dernières années et les acteurs engagés sur le sujet, la démocratisation réelle du réemploi ne semble cependant pas encore acquise. Les freins logistiques, techniques et normatifs liés au réemploi sont peu à peu levés mais un levier pour généraliser la pratique est encore à activer : le levier culturel. Le développement du réemploi doit passer par un réel accompagnement au changement, celui de nos imaginaires à toutes et tous, professionnel.les du bâtiments, maîtres d’ouvrages ou habitant.e.s.

Ce constat était le point de départ de la résidence d’architecture que nous avons menée fin 2023, proposée par Territoires Pionniers (Maison de l’architecture de Normandie). L’association accueille depuis 2010 des architectes en résidence dans différents territoires pour activer des réflexions par l’immersion, la recherche et l’action auprès du public. Cette résidence était en partenariat avec Le Plateau Circulaire, une entreprise de collecte et reconditionnement de matériaux de construction basée à Caen.

RS_Caen residence remploi_Plateau circulaire

Lancement de la résidence et visite du Plateau Circulaire

De notre côté, nous expérimentons le réemploi depuis plusieurs années, dans nos pratiques professionnelles et personnelles. Cette résidence a été l’occasion de prendre du recul sur celles-ci et d’aborder la thématique par de nouvelles approches liées à sa dimension sociologique, historique et culturelle : A quoi la notion de réemploi renvoie-t-elle dans les imaginaires collectifs ? De quels biais ou préjugés souffre-t-il ? En quoi l’oubli de ce réflexe ancestral peut-il être lié à des dimensions culturelles, qu’elles soient sémantiques, sociologiques ou esthétiques… ? Sur quelles valeurs s’appuyer pour remettre le réemploi au goût du jour ?

Une enquête locale autour du réemploi

Sans savoir précisément ce que nous allions faire à l’avance (c’est d’ailleurs le principe de ce type de format !), nos six semaines à Caen ont été très vite rythmées d’arpentage, de rencontres, d’entretiens, et dans un second temps d’ateliers et d’événements que nous avons organisés.

Explorer la ville sous l’angle du réemploi

En arrivant à Caen, que nous ne connaissions pas, nous nous sommes rapidement mises à explorer la ville et son histoire, en quête de traces de réemploi. Hormis quelques bâtiments récents qui ont communiqué sur leur réemploi, tels que la grande halle de Colombelles[1] ou le pôle ESS du pays de Falaise[2], nous nous sommes vite aperçues que le réemploi ne s’affichait pas forcément clairement. Nous allions devoir enquêter et collecter des témoignages.

Au fil de nos rencontres, de nos arpentages, d’une séance de micro-trottoir sur le marché, mais aussi d’un répondeur téléphonique créé pour l’occasion (Le “répondeur du réemploi” !), nous avons collecté de nombreux exemples ordinaires : un mur de pierre démonté soigneusement lors d’un chantier, le sol d’un café du centre-ville fait avec d’anciens planchers de train, un morceau de pierre tombale en bordure de trottoir… En les inventoriant sous forme d’une carte, nous avons cherché à montrer que les Caennais vivent avec le réemploi au quotidien sans s’en rendre compte.

RS_Caen residence reemploi_Atlas reemploi caennais

« Atlas du réemploi caennais » constitué tout au long de notre résidence

Mais un exemple qui a particulièrement retenu notre attention s’est trouvé être dans les archives historiques de la ville. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, qui l’a largement détruite, les opérations de reconstruction se sont spontanément tournées vers une ressource disponible : la pierre de Caen issue des destructions. Des photos de 1945 nous montrent des tas de pierres bien rangées au milieu des îlots détruits, prêtes à être évacuées ou réemployées.

Cette pierre robuste, qui participe grandement à l’identité de Caen, tout en témoignant de la géologie de la ville, est donc intimement liée à une pratique de réemploi. Mettre en valeur cet exemple historique nous a semblé très pertinent pour souligner la dimension de “bon sens” du réemploi historique, lié à un contexte de pénurie, et qui a été perdu depuis dans le contexte d’abondance des “Trente Glorieuses” .

RS_Caen residence reemploi_caen reconstruction

Source: Photo de Robert Delassalle, Archives de la ville de Caen

Collecter des points de vue variés pour décloisonner le sujet

En parallèle de cette exploration urbaine et historique, nous nous sommes appuyées sur la rencontre avec de nombreux acteurs et habitants. Nous avons cherché à parler du réemploi avec un maximum de personnes et de profils : historien, géographe, urbaniste, artisan, ethnologue, bailleur social, élu communal, associations d’habitants… Certain.e.s étaient bien au fait du sujet et actifs pour la cause. D’autres ne comprenaient pas bien pourquoi nous les contactions, ou le lien que leur activité pouvait avoir avec le réemploi.

Nous avons alors tenté de mettre en valeur les liens que nous pressentions : le réemploi est un sujet qui peut paraître « de niche » mais qui renvoie en fait, à des pratiques larges, qui ont toujours existé et qu’on ne nomme pas forcément comme tel.  L’enjeu nous a donc semblé être de décloisonner la question au maximum. Tout d’abord, en affirmant que s’intéresser au réemploi revient avant tout à porter attention à ce qui préexiste dans la ville, qu’il s’agisse de matériaux ou directement de bâtiments. Et, pour aller plus loin, c’est aussi considérer et mettre en avant les démarches de soin envers ceux-ci, comme la conservation, l’entretien ou la rénovation.

Ensuite, en montrant combien il est interconnecté à des enjeux environnementaux globaux et des dimensions sociétales à différentes échelles. A commencer par la problématique d’accumulation et de production des déchets générés par l’industrie du bâtiment, en parallèle de celle des ressources qui s’amenuisent. Nous avons tenté alors d’interroger les modèles dominants de la construction neuve et de la démolition, par le biais de différents atlas photographique : un “atlas de la démolition” recensant tous les bâtiments caennais en passe d’être rasés (et il y en a beaucoup), ou encore un inventaire des nombreux constructeurs de maisons individuelles ayant pignon sur rue dans le centre-ville de Caen.

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Extrait de l’atlas des bâtiments caennais voués à la démolition, réalisé pendant la résidence

 

Des actions pour sensibiliser au réemploi

Durant notre résidence, nous avons cherché à articuler les réflexions naissant de notre enquête et des entretiens, avec des actions concrètes auprès de publics variés.

  Des visites pour sensibiliser aux différentes dimensions du réemploi

Nous avons organisé des visites publiques abordant différents aspects de notre sujet. Par exemple, celle d’une déchèterie professionnelle nous a montré le fonctionnement du recyclage de déchets du BTP, et ses limites vis-à-vis de la démarche de réemploi. Un chantier de déconstruction soigneuse de logements sociaux a été l’occasion pour le grand public d’entrevoir quelques problématiques que rencontrent les entreprises qui réemploient. Nous avons également visité le Bazarnaom, incroyable collectif d’artistes installé dans un entrepôt de la Presqu’Ile de Caen, complètement aménagé avec des matériaux réemployés. Cette visite a mis en avant un exemple d’usage du réemploi fonctionnant grâce à l’expérimentation constructive, l’entraide et l’organisation collective.

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Visite du Bazarnaom avec Ben Valter

 

Un « Safari des matériaux » pour renouer avec notre attention à l’existant

Au fil de ces visites, de nos constats et des entretiens que nous avons menés, nous nous sommes demandé : Aujourd’hui, que choisit-on de protéger, de mettre en valeur, ou à l’inverse, que peut-on se permettre de faire disparaître ? Cette problématique complexe est intimement liée à une réflexion sur la dimension patrimoniale de l’architecture. Celle-ci ne pourrait-elle pas être également portée aux matériaux ? En constatant que comme la pierre de Caen, les matériaux sont porteurs d’une valeur, d’une mémoire et d’une certaine forme d’attachement.

C’est dans cette idée que nous avons organisé durant notre résidence un “Safari des matériaux” ouvert aux habitants, dans le centre de Caen. Il s’agissait d’une balade urbaine durant laquelle nous avons invité les participants à regarder et photographier la ville sous l’angle de ses matériaux, dans l’idée d’y prêter attention, de renouer un lien avec eux : De quoi ce mur est-il fait ? D’où vient le matériau qui le compose ? Quelle est son histoire ? Combien de temps restera-t- il sur cette façade ? Quelles aventures l’attendent encore ?

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Safari des matériaux dans le centre de Caen

 

Un podcast, trace de notre expérience

Le résumé de nos 6 semaines de résidence proposé dans cet article est bien entendu partiel. Nous avons collecté énormément de matière et de réflexions stimulantes. En plus de les partager lors de notre résidence, nous avons souhaité en construire une archive audio didactique pouvant être transmise postérieurement au-delà de la Normandie. C’est le but du podcast en 6 épisodes intitulé « Imaginaires de réemploi », que vous pouvez écouter en ligne pour approfondir cet article, et que nous vous invitons chaleureusement à partager autour de vous !

Les trois premiers épisodes sont disponibles sur Soundcloud et Spotify en tapant “Imaginaires de réemploi”. Les trois derniers sortiront au printemps 2025 !

 

A propos des autrices :

Hannah Höfte est architecte HMONP à son compte, accompagnatrice réemploi, et membre du collectif Re.Source réemploi. Marion Chapon est diplômée en architecture et menuisière. Toutes deux sont membres du collectif associatif “Atelier MARE” basé à Marseille.

 [1]MOA : SEM Normandie Aménagement, MOE : Encore Heureux architectes, Albert&Co

[2]MOA : Com.com du Pays de Falaise, MOE : Dauchez architectes et Benjamin Leroux

Crédit documents et photos : Hannah Höfte et Marion Chapon.

 

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Lien vers le podcast:

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